l'Option nucléaire mise en question

TRANSCRIPTION
d'une entrevue avec le physicien français
Jean-Pierre Viger de l'Institut Poincaré


émission radio du Radio-Canada

Introduction:

En '79 il y a eu Three Mile Island; en '86, Tchernobyl.

Dans les années qui ont suivi ces deux accidents, l'industrie du nucléaire a connu un énorme ralentissement. Mais depuis le début des années '90 de nombreux pays ont repris la construction de centrales nucléaires.

Les partisans de cette forme d'énergie affirment que l'industrie a su tirer les leçons utiles et que le nucléaire représente aujourd'hui une des formes d'énergie les plus propres et les plus sécuritaires. Les détracteurs du nucléaire affirment exactement le contraire.

Qui croire?

La réponse est d'autant plus difficile que la communauté scientifique elle-même est divisée. Nous vous présentons aujourd'hui en reprise une entrevue avec le physicien français Jean-Pierre Viger. Gisèle Lalonde l'avait rencontré en décembre '90. Monsieur Viger qui est actuellement chercheur à l'Institut Poincaré à Paris est un des pères de l'énergie atomique en France et l'un de ses critiques les plus sévères.



J-P Viger:

J'ai été l'un des assistants de Frédéric Joliot-Curie quand il est sorti de la résistance et quand il a été nommé haut commissaire à l'énergie atomique. Et à cette époque-là on était favorable à l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire et fortement opposé à son emploi militaire.

J'ai travaillé sous la direction de Joliot à la construction de la première pile atomique française qu'on appelait ZOÉ car elle ne produisait pas d'énergie du tout ou presque pas.

Evidemment nous étions violemment opposés à la bombe atomique et à son emploi. Joliot du reste avait reçu une lettre d'Einstein dans ce sens. Moi, j'ai toujours personnellement considéré que l'emploi de la bombe atomique par les Américains sur Hiroshima et Nagasaki était un crime contre l'humanité.

Après une année ou plus, le gouvernement français a sommé -- Monsieur Georges Bideau, je crois -- a sommé Joliot de faire une bombe atomique. Et à ce moment-là, lui et un certain nombre de ses collaborateurs, ont démissioné. Je me suis retrouvé au chômage et ensuite je suis devenu l'assistant de Louis de Broglie qui était prix nobel français en physique théorique.

J'ai toujours suivi évidemment cette question et en particulier j'ai milité contre la force de frappe nucléaire française et contre les formes actuelles du développement de l'énergie nucléaire en France.

G. Lalonde:

Il y a quelque chose de frappant, M. Viger, on pense à des gens comme Linus Pauling, le physicien américain, prix nobel, je crois lui aussi, Andrei Sakharov, tous des gens qui ont été des physiciens nucléaires qui ont été prêts à une utilisation pacifique du nucléaire et qui au cours des dernières années ont commencé à dénoncer les dangers de l'utilisation du nucléaire dans le domaine de l'énergie. Comment expliquer ce retournement de tous ces grands de la physique?

J-P Viger:

C'est un retournement parfaitement rationel qui correspondait au progrès des connaissances dans ce domaine. Je me rappelle quand on a fait avec Joliot les premiers plans de centrales nucléaires on voulait uniquement utiliser ce qu'on appelle les centrales a l'uranium, la filière à l'uranium naturel avec des neutrons pas très énergiques. Et naturellement la technique comme les besoins d'énergie, le nucléaire en particulier, se faisait de plus en plus pressant, l'évolution de la technique s'est faite dans une direction tout à fait différente.

Alors cette évolution-là a soulévé une série de problèmes scientifiques. On connaissait très mal l'effet des neutrons rapides en particulier sur la matière et maintenant on est devant une crise technologique de première grandeur. En effet, plus vous produisez de l'énergie avec les méthodes actuelles de production nucléaire, plus les neutrons rapides fissurent les parois métalliques, le béton bien entendu, et tout ce qui entoure le coeur des réacteurs modernes. D'où la multiplication terrifiante des pannes, des accidents, l'arrêt multiplié des centrales et puis finalement on débouche sur Tchernobyl.

Tchernobyl n'est pas le résultat d'une erreur soviétique, c'est tout simplement l'aboutissement normal de l'utilisation trop intensive d'une certaine technologie. Et il y aura d'autres Tchernobyls, c'est tout à fait clair, ou s'il n'y a pas de nouveaux Tchernobyls immédiatement, c'est parce qu'on aura arrêté le fonctionnement des centrales à la veille de catastrophes locales. En d'autres termes, ce qui est en crise c'est une certaine technologie. La technologie moderne nucléaire est dangereuse.

G. Lalonde:

Il y a eu pourtant l'an passé une conférence internationale qui avait lieu à Montréal où était présent ce que l'on appelle l'Association mondiale des opérateurs du nucléaire et cette association disait que le nucléaire était victime de préjugés et que c'était une technique qui maintenant était beaucoup plus sécuritaire et que c'était finalement la technique de l'avenir -- l'énergie la plus propre, la plus sécuritaire.

J-P Viger (en riant aux éclats):

Écoutez. Je vais vous citer trois phrases d'Einstein. La première phrase: "L'humanité est par rapport à l'envoi de la science moderne comme un cavalier sur un cheval emballé." Alors il est tout à fait clair que quand vous développez une technologie de ce genre vous développez forcément un lobby de gens intéressés à la poursuite du développement de cette technologie -- d'abord pour des raisons économiques et financières, bien entendu, et puis tous les emplois qui sont liés à cette technologie. La communauté scientifique n'est plus fiable à l'heure actuelle. Tout jugement qui vient de l'intérieur de ce que moi j'appelle l'établissement nucléaire n'est pas forcément faux mais il est suspect et entaché de partialité. En d'autres termes, il y a une foule de gens, de scientifiques qui ont un intérêt matériel profond à ce que cette histoire continue et qui ne disent pas la vérité.

Alors on aboutit à des situations grotesques. Il y a un responsable scientifique, je crois qu'il s'appelle Monsieur -- Professeur -- Pellerin qui raconte des blagues extraordinaires. Il a raconté par exemple que la radioactivité de Tchernobyl s'était arrêtée sur le Rhin. Or il y a eu des moutons qui sont morts dans la Drôme. La radioactivité n'a jamais eu besoin de passeport pour franchir les rivières. C'est une plaisanterie de mauvais goût. En tout cas on ne peut pas se fier à tous ces gens- là.

G. Lalonde:

Monsieur Viger, je vous écoute parler, vous ne devez pas tellement être apprécié chez certains de vos collègues en France. On doit dire, on emploie une expression ici, on doit dire que vous crachez dans la soupe.

J-P Viger:

Mais je ne crache pas dans la soupe. Moi je suis un chaud partisan du développement de la technologie. Parce qu'effectivement la solution des problèmes de l'humanité passe en partie par le développement de la science.

Mais je vous citerai un exemple qui est tout à fait clair, on est devant une montagne de déchets nucléaires. Bon, les gourvernements ne savent pas quoi en faire. Les Américains ont décidé de geler le problème, les Français de nommer une commission chargée de faire des propositions. Mais d'après ce que nous savons tous les travaux de ce type gouvernementaux sont entachés de partialité.

Par exemple, c'est tout à fait clair qu'il est idiot premièrement d'enfouir ces déchets dans la mer parce qu'on ne sait pas où ils vont aller, deuxièmement de creuser des trous très profonds ce qui coûte très très cher pour enfouir des déchets et on n'est pas tout à fait sûr de la stabilité des sous-sols et de l'impossibilité de contamination à des profondeurs de ce type et d'autres solutions mais qui coûteraient beaucoup plus cher qui sont économiquement non rentables sont systématiquement délaissées. Par exemple il y a une proposition qui consiste à fabriquer des lanceurs électromagnétiques pour lancer les déchets nucléaires dans le soleil. C'est un bon endroit pour les mettre parce qu'on est sûr qu'ils se décomposeraient dans des températures de plusieurs millions de degrés.

En d'autres termes, le débat n'est ni démocratique ni scientifiquement honnête. Alors je ne suis pas du tout en train de cracher sur la soupe, au contraire, il faudrait rétablir la transparence dans ce domaine. On est devant un phénomène qui a échappé au contrôle démocratique de l'opinion mondiale et qui est aux mains de groupes d'intérêt tout à fait structurés, tout à fait puissants. Les gens dans mon genre sont évidemment mal vus par l'établissement en question, mais on reflète l'opinion profonde d'une masse énorme de scientifiques et de techniciens y compris à l'intérieur de l'établissement nucléaire mais ils n'ont pas la parole.

G. Lalonde:

Docteur Viger, est-ce qu'il n'y a pas une problème de secret. On découvre depuis quelques années en lisant des articles, entre autres particulièrement aux États-Unis, que plusieurs vétérans de la guerre qui ont travaillé dans les usines d'armement ont été soumis à des radiations et ont eu des problèmes de santé. Des choses qui se sont passées il y a trente - quarante ans, on a l'impression qu'on commence à découvrir certains de ces dangers du nucléaire. Est-ce que le problème c'est pas justement qu'on a toujours voulu entourer cette technique de pointe très stratégiquement importante d'énormément de secret et ça tant au niveau du civil que du militaire.

J-P Viger:

Oui, non seulement on a voulu enterrer le secret mais on empêche les études scientifiques. Il y a la fameuse question des seuils. Dès que vous parler à un technicien il vous explique que la radioactivité au-dessous d'un certain seuil ne représente aucun danger. Or c'est une connaissance générale chez les scientifiques mais on arrive pas à convaincre le public que la notion de seuil est tout à fait contestable et douteuse. En d'autres termes, il suffit de très peu d'irradiation pour provoquer chez des individus particuliers dans les circonstances particulières naturellement des conéquences épouvantables, des leucémies, des cancers, et cetera. Ce sont forcément, étant donné la nature même du danger, des effets qui ne sont analysables que statistiquement. Vous ne pouvez pas identifier si telle ou telle leucémie est d'origine normale ou d'origine nucléaire mais statistiquement, en comparant les échantillons comparables, vous pouvez établir avec certitude que la radioactivité est l'origine de l'accroissement des leucémies en amont ou en aval des centrales nucléaires françaises. C'est très intéressant. Le public croit certaines choses quand ça lui convient de le croire et ne les croit pas quand il s'agit d'autres choses qu'on lui explique que ce n'est pas fiable. Tout ça c'est une question de manipulation de l'opinion publique.

Nous sommes devant une crise extraordinairement grave parce que dans les quelques années qui viennent, étant donné l'accroissement de la population du globe, étant donné l'accroissement des besoins en énergie, va falloir s'en procurer. Et si on décide de prolonger, de développer les modes actuels de production d'énergie, c'est- à-dire la consommation sans contrôle des ressources naturelles accumulées par la nature au cours de millions d'années, quand on aura bouffé tout le charbon, quand on aura bouffé tout le pétrole, alors qu'est-ce qu'on va faire? Alors si on commence à faire de l'énergie nucléaire à la manière moderne actuelle on va vers une catastrophe. Et ça, ça devrait être un sujet majeur de l'effort intellectuel de l'humanité.

Mais on n'est pas du tout devant un effort intellectuel de l'humanité. On est devant une série d'intérêts privés qui manipulent les opinions publiques et qui profitent en quelque sorte du travail des scientifiques et des progrès de la connaissance humaine. Mais l'orientation-même des recherches est contrôlée par des gens qui ne sont pas des scientifiques et qui ont des intérêts économiques, financiers, politiques tout à fait différents. L'énergie nucléaire par rapport à l'humanité, c'est le cheval emballé d'Einstein; c'est-à-dire, il y a tout un mécanisme qui s'est mis en place et le développement de l'énergie nucléaire, les politiciens n'y comprennent absolument rien mais ils sont obligés d'avaler les dires des experts et les experts sortent du lobby nucléaire eux-mêmes. Donc on est devant une machine qui s'auto-entretient. Et l'exemple des Tokamaks est tout à fait significatif à cette égard, l'argent continue à se développer dans des recherches dont chacun sait qu'elles débouchent à l'heure actuelle sur une impasse. Voilà, on est là.

G. Lalonde:

Est-ce que vous espérez, professeur Viger, que vos mises en garde et celles de beaucoup d'autres acientifiques seront entendues avant qu'un cataclysme se produise?

J-P Viger:

Je ne sais pas. Tout ce qu'on peut faire c'est informer le public, élargir le débat démocratique. Mais je ne pense pas que le problème de l'exploitation de la science soit l'affaire des savants eux-mêmes. Les savants ont leur mot à dire, d'abord ils sont acteurs dans cette affaire, ils ont le devoir d'informer le public, mais c'est une décision qui intéresse tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants de cette planète.

Je suis relativement pessimiste effectivement, je suis même relativement inquiet sur la façon dont la situation évolue à l'heure actuelle. Ce qu'on peut faire? On peut faire des émissions comme cette émission de radio, on peut faire d'autre chose si on peut. C'est la première fois que les gens ont le moyen de détruire eux- mêmes, détruire la planète sur laquelle ils vivent et c'est à eux d'en assimiler la responsabilité. C'est aux citoyens du monde d'assimiler la gestion d'une situation de ce type. C'est tout.

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